L’envers du décor de l’entrepreneuriat pour les femmes
Emancipation ou nouvelle précarité ?

Et si le récit dominant de l’entrepreneuriat féminin” pénalisait plus les femmes qu’il ne les émancipait ? »
Dans les discours actuels sur l’entrepreneuriat, on parle beaucoup d’émancipation, de reconquête de liberté, de réinvention professionnelle, d’alignement, de mission de vie . Ce récit séduisant masque pourtant une réalité bien plus complexe, notamment dans les secteurs en plein essor du coaching, de la facilitation et de la formation professionnelle.
Mobilisée sur les questions de prévention et de santé au travail de femmes lorsque j’étais à l’ Anact, je n’ai pas quitté mes lunettes du genre lorsque j’accompagne des femmes dans leurs traversées professionnelles, ou lorsque je prends part aux communautés de facilitatrices, de formatrices ou de coaches [j’utilise le genre féminin car dans ces métiers, les femmes sont largement majoritaires : 61,2% de facilitatrices, 75% de coaches et 66% dans les métiers de l’enseignement et la formation].
Depuis 5 ans, lorsque je participe à une formation, un after-work, une supervision collective ou des séances de co-développement, je me retrouve le plus souvent avec d’autres femmes. Plus j’avance dans ma carrière, moins j’ai l’occasion de rencontrer la mixité dans mon travail !
Aujourd’hui, je suis partie prenante du super marché de l’accompagnement qui est de plus en plus genrée. De cette position et compte tenu de mon expertise sur le sujet de la santé au travail et de l’égalité entre les femmes et les hommes, je me sens légitime pour partager mes observations et réflexions issues de ces 5 années d’entrepreneuriat. Un parcours riche, dans un paysage incertain qui change à grande vitesse avec ses barrières de verre et qui demandent beaucoup d’énergie pour les dépasser et y trouver une juste place.
De l’épuisement à la reconversion : un passage bien souvent contraint
Avec les récits des femmes dirigeantes ou entrepreneuses que j’accompagne, ceux des consœurs entrées dans les métiers de l’accompagnement ces toutes dernières années, celles que je rencontre dans mes formations, je fais le constat que bon nombre de celles qui deviennent indépendantes en quittant le salariat, l’ont fait par nécessité, pour s’éloigner de conditions de travail ou d’emploi devenues difficiles. Cette observation est corroborée par les données de l’INSEE, l’URSSAF et de BPI France.
En 2022, 42% des entreprises ont été créées par des femmes. Doit-on s’en féliciter ?
Cette croissance est principalement portée par l’auto-entrepreneuriat. Selon BPI France, pour 32% d’entre elles, la création d’entreprise visait à se sortir d’une situation précaire, à gagner en liberté, en épanouissement personnel et en maîtrise de leur trajectoire professionnelle. N’est-ce pas là ce qui leur manquait dans leur entreprise ?
La réalité économique mérite d’être soulignée : en 2022, le revenu annuel des femmes cheffes d’entreprises sous le statut d’auto-entrepreneure était de seulement 6598€ c’est-à-dire 549,83€/mois . Cette information est-elle communiquée lors des bilans de compétences ou dans les formations à l’entrepreneuriat, les écoles de coaching ou de facilitation ?
Dans l’espace confidentiel et intime du coaching professionnel ou des bilans de compétences, les femmes entrepreneures ou dirigeantes partagent souvent des expériences de discriminations liées à leur genre, à leur parentalité, à leur apparence, ou à leur santé, parfois sans les identifier comme telles.
Le “syndrome de l’impostrice” s’est imposé dans les discours pour qualifier le malaise des femmes engagées dans le secteur de l’accompagnement, mais il s’agit de l’effet des discriminations sur la confiance en soi déjà bien documenté.
Les femmes sont sur-exposées aux risques psychosociaux, du fait de conditions d’emploi et de travail moins favorables que les hommes, de la non prise en compte des situations de vie et de travail différentes, de leur spécificité biologique ou médicale (cycle reproductif, grossesse, post-partum, maladies feminine). Les femmes sont également plus exposées aux risques de violences sexistes et sexuelles. Face à ces difficultés, l’auto-entrepreneuriat peut apparaître comme une solution pour retrouver du sens, regagner en estime de soi et des marges de manœuvre.
Le besoin d’identité professionnelle dans un monde du travail en mutation
Les repères traditionnels du monde du travail évoluent : carrières moins linéaires, métiers aux contours plus flous, correspondance moins directe entre diplôme et emploi. Dans ce contexte, les indépendantes cherchent à créer une identité narrative stable, et de nombreux services de conseil en marketing les accompagnent dans cette démarche.
Comme l’analyse Claude Dubar, l’identité professionnelle est une construction sociale, fruit de l’interaction entre les parcours individuels et les attentes collectives. Elle fonctionne comme un repère qui permet de trouver sa place, créant une tension entre le besoin de reconnaissance sociale et économique et l’aspiration à une liberté mise en avant par le marché de la formation.
La sociologue Anne Jourdain parle à ce sujet d’un “travail aspirationnel”, caractéristique des marchés des indépendantes. Son étude “Derrière les sourires, la précarité ” met en lumière comment les contenus des réseaux sociaux masquent souvent une précarité des femmes “au col blanc” et combien les contenus numériques pour rester visibles prennent de la place dans leur activités créant des injonctions paradoxales qui nuisent à leur qualité de vie.
Les conséquences de la libéralisation du marché de la formation
La réforme de la formation professionnelle de 2018 a profondément transformé le paysage de ce secteur. La certification Qualiopi, devenue obligatoire pour accéder aux financements publics, constitue un investissement significatif en temps et en ressources que beaucoup de femmes indépendantes peinent à mobiliser.
Cette nouvelle régulation du marché, associée à la complexité administrative, a paradoxalement créé une sous-traitance qui n’est pas toujours favorable aux indépendantes. Faute d’obtenir cette certification, nombreuses sont celles qui se tournent vers des structures plus importantes pour lesquelles elles interviennent en tant que prestataires dans des conditions économiques moins avantageuses. Cette forme d’organisation du travail reproduit des inégalités entre les femmes et les hommes déjà présentes dans le salariat, notamment en matière de rémunération et d’autonomie réelle.
Parallèlement, on observe l’émergence d’un marché florissant de l’accompagnement à l’« entrepreneuriat au féminin ». Les femmes disposant d’un capital social et économique favorable peuvent ainsi développer des services destinés à d’autres femmes, créant ainsi un écosystème où les rapports économiques reproduisent des inégalités malgré un discours sur l’émancipation des femmes et la sororité.
La santé des femmes entrepreneures : une question peu documentée
D’après le dossier “Femmes et santé au travail” de l’Anact (2023), les femmes sont plus exposées à certains risques professionnels, notamment les troubles musculosquelettiques et psychosociaux. Pourtant, la santé des femmes indépendantes reste un angle mort des politiques de prévention.
Ne serait-ce pas les mêmes femmes dont il s’agit ?
La baromètre Santé-Sécurité au Travail de Malakoff Humanis (2023) révèle que 45% des dirigeantes d’entreprise déclarent souffrir de troubles du sommeil liés à leur activité professionnelle, contre 38% des hommes dans la même situation. Ces données interrogent sur la charge mentale spécifique que peuvent connaître les femmes entrepreneures.
De nombreuses femmes que j’accompagne témoignent avoir amorcé leur transition vers l’entrepreneuriat pour raison santé (maladies professionnelle, épuisement professionnel, de harcèlement, de discrimination ou de confit au travail avec leurs collègues ou manager). Le passage à l’entrepreneuriat, loin d’être toujours un choix délibéré, est trop souvent une réponse à une situation devenue insoutenable pour celles qui veulent préserver leur santé mentale.
Le paradoxe de l’intelligence collective exercée en solo
Les métiers du coaching, de la facilitation et de l’intelligence collective promeuvent des valeurs de coopération et de travail collaboratif. Pourtant, la majorité des praticiennes exercent de façon isolée. Ce sont des métiers de l’écoute, du lien, de la relation portés par des femmes qui se retrouvent souvent seules face aux défis du développement de leur activité.
Ces professions, tout en gagnant en reconnaissance dans certains milieux professionnels, restent associées à des compétences souvent présentées comme “naturellement” féminines (écoute, empathie, care, communication). Cette association peut contribuer à une forme d’essentialisation et à renforcer la ségrégation professionnelle.
Une identité professionnelle entre aspirations personnelles et réalités du marché
Le désir de sens, de transmission et d’utilité sociale exprimé par de nombreuses femmes entrepreneures dans ces secteurs est indéniable. Ce désir coexiste avec des exigences plus pragmatiques : avoir une identité professionnelle claire, des certifications reconnues, un positionnement commercial efficace.
Les écoles de coaching et de formation, en plein développement depuis la réforme de 2018, véhiculent souvent un récit de réussite entrepreneuriale en décalage avec la réalité économique du secteur. L’identité professionnelle devient alors un équilibre délicat entre expression de son soi intime et exigence marketing.
On observe également une tendance à la segmentation genrée des offres d’accompagnement : coaching spécifique pour femmes, bilans de compétences “au féminin”, formations à l’entrepreneuriat féminin. Si ces approches peuvent répondre à des besoins , elles interrogent aussi sur leur contribution à la reproduction de représentations genrées du travail et de l’entrepreneuriat.
Pistes de réflexion : vers un entrepreneuriat plus inclusif
Les observations partagées dans cet article appellent à une réflexion collective sur l’évolution du marché de la formation professionnelle et de l’accompagnement. Sans prétendre apporter des réponses, plusieurs questions méritent d’être posées :
- Comment les dispositifs de prévention en santé au travail en entreprises pourraient-ils être renforcées pour prévenir la désinsertion professionnelle ?
- De quelle manière valoriser les compétences acquises par les femmes, notamment dans des parcours professionnels discontinus, sans renforcer les stéréotypes de genre ?
- Quels espaces collectifs pourraient soutenir les femmes entrepreneures au-delà du seul discours sur l’émancipation individuelle ?
- Comment la réforme de la formation professionnelle pourrait-elle évoluer pour faciliter l’accès des petites structures à la certification Qualiopi sans compromettre la qualité des prestations ?
Depuis la crise de la COVID-19, de nombreuses femmes se sont tournées vers l’entrepreneuriat, particulièrement dans les secteurs de l’accompagnement, de la formation et du bien-être. Ce mouvement s’inscrit dans des transformations plus profondes du marché du travail qu’il importe d’analyser avec lucidité, sans céder ni au découragement ni à un optimisme de façade.
Les récits que nous construisons autour de l’entrepreneuriat féminin gagneraient à intégrer ces dimensions structurelles, au-delà des seules trajectoires individuelles, pour contribuer à l’émergence de pratiques véritablement émancipatrices .
Hélène Plassoux – 11 avril 2025